C’est quoi un vrai livre ?

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Ce tweet (merci @valmente d’avoir fait suivre) m’amène à poser une question : s’il y a un “vrai” livre, c’est quoi un “faux” livre ? Mais bon, j’ai certainement l’esprit mal tourné. Revenons à ce tweet.

Il y a des petites phrases, comme ça, qui ont l’art de me donner envie de grogner… C’est donc un billet grognon qui suit.

C’est quoi un “vrai” livre ? Comme j’ai répondu sur Twitter, c’est un livre que je peux lire, et c’est un livre que je peux trimballer avec moi sans me ruiner le dos. Je ne vois pas quoi répondre d’autre.

Pour ce qui est de se bousiller le dos, chacun décidera de ce qui est “trop” lourd. Il suffit de savoir que j’ai généralement plusieurs dizaines de livres commencés en même temps pour tout de suite apprécier leur version numérique. Pour ce qui est d’arriver à lire le texte, là aussi chacun décidera :

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Le texte de gauche (Maîtres et disciples, de Steiner, chez Folio) est imprimé en caractères juste assez petits pour fatiguer ma mauvaise vue en quelques minutes et me filer un mal de tête que je ne souhaite à personne, si je veux poursuivre ma lecture malgré tout, je dois utiliser… une loupe (sans rire). Le Kindle à droite (c’est Emile, de Rousseau) — qui a la même taille que ce Folio, mais qui peut contenir une bonne moitié de ma bibliothèque actuelle sans peser un gramme de plus dans ma poche ou dans mon sac à dos — me permet de zoomer sur le texte. Et de lire sans m’emmerder avec une loupe, et sans mal de tête que je ne souhaite à personne.

C’est mal ? C’est moins un “vrai” livre Rousseau affiché sur le Kindle que Steiner imprimé sur du papier bas de gamme et en trop petit pour être lu — par moi, du moins ?

Sans blague. J’espère que Rousseau ne m’en voudra pas trop de le lire sur autre chose que du papier. Et j’attends avec impatience de pouvoir décevoir Steiner, en le lisant en numérique…

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Les joies de la “vraie” lecture, sur un “vrai” livre…

Alors oui, c’est rudimentaire une liseuse. Nous n’en sommes nulle part en terme de typographie et de mise en page. C’est moche. Mais ça n’a pas à rougir comparé à ça, qui fait l’essentiel de la production des “vrais” livres imprimés, les poches :

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Le livre se décompose avant même que j’en ai terminé la lecture. Super, la qualité du “vrai” (lire : Livre de poche ou ebook ?, un billet de 2009 désolé pour les poussières).

Quant aux nostalgiques de l’odeur du papier, je leur suggère de lire l’ouvrage de François Bon (dispo en numérique et papier) : Après le livre qui, en plus d’être souvent très intéressant, dans un chapitre décrit avec force détails les origines ô combien suspectes de ladite odeur qui, telle une madeleine de papier trempée dans leurs poétiques narines, plonge immanquablement les nostalgiques dans de tendres souvenirs. Ça calme.

Et puis, il faut bien commencer à utiliser une technologie si on veut lui donner une chance de mûrir. Si à l’époque on s’était contenté de ricaner devant les premières bibles de Gutenberg, alors qu’elles tentaient de singer les précieuses pages recopiées à la main par les moines, ce “vrai” livre imprimé dont certains parlent aujourd’hui avec tant d’attachement n’existerait simplement pas. Parce qu’il aura fallu encore quelques (longues) années avant qu’on sé décide à abandonner les caractères gothiques à la con, imitation des caractères calligraphiés par les moines, que des génies se disent que ça pourrait être intéressant de créer des polices de caractères plus lisibles. Et c’est un travail qui continue de nos jours.

C’est le principe même de la technologie : s’améliorer et se renouveler en permanence (certains pensent sérieusement qu’il n’y aura pas moyen de faire mieux que ce que eux connaissent ?). Et la presse, le papier, Gutenberg et ses caractères mobiles, c’était de la technologie — même sans octets, même sans e-ink. Une technologie qui a rendu obsolète non seulement les moines copistes, mais aussi l’utilisation du rouleau de parchemin comme support, remplacé par le papier (et par le format livre, des volumes) qui est moins solide, moins beau, moins profond, mais tellement plus pratique et plus économique… Que je sache, pas grand monde ne semble regretter la bonne odeur de peau d’animal mort, ces peaux dont est fait le parchemin, absente des “vrais” livres d’aujourd’hui.

Bref, de toute façon, que ce soit moins bien qu’un beau livre, même si je le regrette je m’en fiche : car avec une liseuse je peux lire, plus et plus confortablement qu’avec de nombreux ouvrages imprimés. Et je pourrais lire encore plus si ces fossiles d’éditeurs se sortaient le doigt du cul pour se mettre à publier sous forme numérique au lieu de freiner à mort pour ne pas avoir à changer.

Le numérique s’adapte à mes faiblesses (je ne suis pas parfait; je sais ça surprend quand on me connait, tant je suis le mec idéal), à ma mobilité, à mes sources de lectures (je ne lis pas que des “livres” : je lis ce qui me semble intéressant donc assis des “textes” qui vivent en ligne ou, au moins, sous forme numérique).

Oui, ce tweet m’a énervé. Par son ton péremptoire, par ce qu’il révèle de routine assoupie et capable de condamner à mort par simple paresse intellectuelle. Je suis énervé d’entendre les habitudes s’ériger en jugement du vrai et du faux. C’est-à-dire, presque mécaniquement souvent aussi, du bien et du mal.

Qu’ils critiquent les défauts des liseuses et des ebooks, ils ont parfaitement raison de le faire, c’est pas les défauts qui manquent. Mais qu’ils critiquent ce qui doit l’être, pas l’agacement qu’ils éprouvent à voir leurs habitudes remises en question. Ou à voir d’autres aimer ce qu’ils n’aiment pas. Et qu’ils critiquent dans les deux sens : les défauts, mais les qualités aussi, bordel. Leur “vrai” livre imprimé est loin d’être parfait.

Bref. J’ai bien ronchonné, il est temps de tourner la page… euh non… de scroller… comme on scrollait un rouleau de parchemin, pour lire la suite d’un texte, avant l’invention de ce “faux” rouleau qu’est le livre…

C’est un billet ronchon, je le répète, mais je ne le regrette pas. Si mon billet vous a agacé, et si vous avez besoin d’être rassuré sur mon incapacité à comprendre la beauté du livre en tant qu’objet… Sachez que je ne suis ni collectionneur, ni nostalgique, ni bibliophile. Ouf ? Ben non pas vraiment, parce que j’ai été tout ça — et un intensif, avec ça. Je sais relier un livre, j’ai suivi des cours de typographie, j’ai bossé chez un imprimeur. Et si je ne “bibliophilise” plus depuis des années, il me reste quelques pièces intéressantes que je garde tant elles me plaisent. Parce que je ne suis pas incapable de nostalgie, je vous dis ça la larme à l’oeil : je fabriquais mes premiers “magazines” à la main, des fanzines, à un âge où la main d’un ado lui sert généralement à tenir autre chose qu’un magazine, ou alors un de ceux qu’on lit d’une seule main, mais avec le même enthousiasme répétitif et frénétique.

Je sais, je suis un poète. Blague à part : tout ce que j’essaye de dire c’est qu’un objet n’est pas plus “vrai” qu’un autre objet parce que fabriqué autrement ou à partir d’une autre matière première, un texte n’est pas plus digne de lecture imprimé sur du papier ou affiché sur un écran, un livre n’est pas plus vrai composé de pages reliées et de cahiers cousus (ou de feuillets mal collés) que sous la forme d’un écran sur lequel le texte défile — il est peut-être plus ou moins confortable et plaisant à lire, plus ou moins beau. Mais ça ce n’est jamais qu’une préférence, du plaisir : ni du vrai, ni du faux.

Ce n’est qu’un mot “vrai”, vous me direz ? Oui, comme le papier n’est jamais que du bois traité chimiquement. Si vous aimez les mots imprimés sur du beau papier, avec une belle typo, j’aime encore plus qu’on utilise les mots à bon escient. Le “vrai” est trop souvent assassin.

Et si au lieu de parler du vrai livre, on parlait des bons livres ?

Parce que, papier ou numérique, les merdes qui surchargent chaque rentrée littéraire restent des merdes. On pourrait aussi se demander quelle place il reste aux bons livres, dans ce monde plein de “vrais livres” vite imprimés et aussi vite pilonnés pour faire de la place à la prochaine fournée de papier imprimé.

Quelle place les bons livres peuvent espérer trouver (et plus encore !) en numérique… Un espace qui leur laisse une chance d’exister et de trouver leurs lecteurs. L’espoir d’être lus ? L’espoir d’avoir le temps de durer.